J'avais envie ce soir de vous offrir ce texte magnifique...
Philippe Jaccottet (1925-) : Tout n’est pas dit
Croire que « tout a été dit » et que « l’on vient trop tard » est le fait d’un esprit sans force, ou que le monde ne surprend pas assez. Peu de choses, au contraire, ont été dites comme il le fallait, car la secrète vérité du monde est fuyante, et l’on peut ne jamais cesser de la poursuivre, l’approcher quelquefois, souvent de nouveau s’ en éloigner. C’est pourquoi il ne peut y avoir de répit à nos questions, d’arrêt dans nos recherches, c’est pourquoi nous ne devrions jamais connaître la mort intérieure, celle qui survient quand nous croyons, à tort, avoir épuisé toute possibilité de surprise. Si nous cédons à ce désabusement, bien proche du désespoir, c’est que nous ne savons plus voir ni le monde en dehors de nous, ni celui que nous contenons, c’est que nous sommes inférieurs à notre tâche ; et nous n’avons pas le droit d’en faire le reproche à la «Vie » , au « Destin » ou à rien, qu’à nous seuls.
Quiconque s’enfonce assez loin dans sa sensibilité particulière, quiconque est assez attentif à la singularité de son expérience propre, découvre des régions nouvelles ; et il comprend aussi combien il est difficile de décrire à d’autres les pas effrayés ou enchantés qu’il y fait.
Même les choses, les phénomènes, les événements en apparence les plus communs, les plus simples (eux surtout, peut-être) attendent encore leur traduction juste, décisive immédiatement convaincante. « À quoi bon la poésie ? » dit-on maintenant que la science parait suffire à combler tous les besoins, alors qu’augmente, en fait, le vide intérieur. La poésie me semble là, justement, pour faire voir au regard usé, désabusé, que le monde n’ a jamais cessé d’être étrange, désirable... Ni l’avion ni les fusées ne raccourcissent les véritables distances, qui sont entre notre coeur et le secret des choses les plus proches. Je marche à la rencontre d’un matin d’été, avant que la chaleur ne devienne lourde et la lumière aveuglante, et je le vois scintiller dans les verdures, comme si le vent du nord était un fleuve rendu visible par ces milliers de feuilles fraîches, courant toujours dans le même sens, vers la mer ; et le regard, ensuite (ou du même coup), découvre les douces montagnes basses couleur d’eau elles aussi, moins pareilles à ce qu’elles sont qu’à des limites, qu’à un terme presque irréel, qu’à une idée de repos ou d’asile... et voilà justement, ce que je n’ai jamais réussi à dire encore, ces matinées brillantes, fraîches et vives dans le berceau des montagnes, ces jardins bruissants au pied des rochers, cet air animé comme de l’eau, où l’on entre comme dans le poudroiement d’une fontaine, d’une cascade, ce moment qui dure peu, au commencement d’un grand jour d’été. Et si l’on parvenait à le dire (mais ici je suis bien loin de compte !), n’y aurait-il pas quelqu’un pour en éprouver un peu de contentement, et qui se retrouverait grâce à quelques paroles fraîches en état de désir, rien que pour avoir découvert confusément ce don léger du jour ?
Philippe JACCOTET, Billets pour la Béroche, 1956-1964, Cognac, le temps qu’il fait, 1994