André Brink (1935-2015) a lutté toute sa vie contre l'apartheid qui sévissait dans son pays avec la seule arme à sa disposition : les mots. Ce rôle de l'écrivain engagé n'était pas sans danger mais...
« Ce n’est pas sans danger, mais cette route alternative m’est indispensable. Le risque d’aller trop loin est pour moi le début de l’aventure. Tant que nous aurons les mots, nous ne serons pas bâillonnés. »
Il a magnifiquement parlé de la dignité de l’écrit et de la mission de l’écrivain engagé :
« Le verbe est une chose insignifiante en soi, un souffle infime, rien de plus. Toutefois, c’est dans et par le mot que nous prenons d’abord conscience de notre humanité. Tant que nous aurons à notre disposition les mots, nous pourrons rejoindre autrui au sein d’une chaîne de voix qui ne seront jamais bâillonnées. C’est notre unique, notre modeste, notre durable garantie en ce monde et contre ce monde. Tant que ce sera possible, je parlerai, je ne pourrai pas me taire. »
« De sorte que si, aujourd’hui, on croit que c’est une réalité comme l’apartheid qui m’a poussé à écrire, on se trompe. Tout a commencé avec la langue : la langue, sans laquelle un mot comme apartheid n’existerait même pas. »
Voilà pourquoi André Brink a écrit, pour transmettre ses idées et faire en sorte qu’elles soient comprises par le plus grand nombre. Le silence, parfois, rime avec la mort.
Mais pourquoi la fiction et la forme romanesque ? Il a répondu à ces interrogations :
« Dans une large mesure, la presse, tous les médias publics étaient bâillonnés. Les manifestations étaient désormais illégales. La plupart des organisations qui avaient jusque-là orchestré la résistance à l’apartheid étaient réduites au silence. Mais dans ce silence oppressant, il restait une seule voix qu’on pouvait encore entendre, même si elle était diabolisée ou devenue suspecte pour un grand nombre : la voix de l’art. Dans mon cas, la voix romanesque. »
Les périls de l’engagement au service de la liberté et de la vérité sont présents dans toute son œuvre.
Son roman le plus connu est sans doute
Une saison blanche et sèche, interdit de publication lors de sa parution en 1979. Cet ouvrage met en scène un homme ordinaire, un professeur d’histoire, Ben Du Toit, qui ira jusqu’au bout pour défendre ses idées. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que nous découvrons en même temps que lui ce qu’il n’imaginait même pas. Vérité qui apparaît progressivement, voile qui se déchire pour faire apparaître la lumière, tout est intense dans ce pays où le soleil même est violence.
Quelques citations remarquables de l’ouvrage :
« Nous naissons dans l’esclavage. Et de là, si nous avons suffisamment la grâce, si nous sommes assez fous ou assez courageux, nous nous libérons. »
« Il n’existe que deux espèce de folies contre lesquelles on doit se protéger, Ben. L’une est la croyance selon laquelle nous pouvons tout faire. L’autre est celle selon laquelle nous ne pouvons rien faire. »
« Je crois [...] qu'on devrait une seule fois dans sa vie, rien qu'une fois, croire suffisamment en quelque chose pour tout risquer pour ça. »
Le Cap, Afrique du Sud
« Plongé dans mes pensées, je ne faisais pas du tout attention à ce qui se passait autour de moi quand, au voisinage de la Cour suprême, j'eus le sentiment que quelque chose d'inhabituel se passait. Que se passait-il ? Il me fallut quelques minutes avant de comprendre : le silence. Le bourdonnement qui précédait à l'heure du repas s'était évanoui. Partout, les gens restaient sur place, immobiles. Plus personne ne bougeait. La circulation s'était arrêtée. Le cœur de la ville semblait avoir été saisi d'une crampe, comme si une énorme main invisible s'était emparée de lui et l'empêchait de battre, dans son étreinte folle.
Les bruits qui subsistaient ne ressemblaient qu'au battement sourd d'un cœur, à un vague bourdonnement presque inaudible. Le silence devait donc s'insinuer dans le corps par le sang et les os. Comme une secousse souterraine, mais différente des coups de grisou que l'on ressent chaque jour, à Johannesburg.
Au bout d'un temps, je pris conscience d'un mouvement. Venant de la gare, un mur d'individus approchait poussant le silence devant lui - une sombre et irrésistible phalange de Noirs. Pas de cris, pas de bruit. Les premiers rangs avançaient, poings brandis, comme ces branches qui émergent d'un courant indolent. » (Prologue)
L’évocation qu’il fait des réalités de son pays est à couper le souffle :
« Stanley se tenait devant une étagère couverte de livres, le dos à la porte.
-Tu es donc passionné d'histoire ?
- D'une certaine façon, oui.
Il posa le plateau sur le bureau.
- Sers-toi.
Puis en riant, il ajouta, provocant :
- Et que t'a donc appris ton histoire ?
Ben haussa les épaules.
- purée d'bordel de merde, s'écria Stanley en regardant son fauteuil. Tu veux savoir ? Vous, lanies [hommes blancs] persistez à croire que l'histoire se fait là où vous êtes et nulle part ailleurs. Pourquoi ne viens-tu pas un jour avec moi ? Je te montrerai à quoi ressemble l'histoire. Celle au cul nu, celle qui pue la vie. Viens du côté de chez moi, à Sofasonke City ».
Ses autres romans sont également très intéressants. Ils témoignent, chacun à leur manière, des réalités de l’apartheid et tentent de faire entendre la voix de ceux à qui on la refuse. Son recueil
Mes Bifurcations, qui revient sur son passé, publié en 2007, mérite qu’on s’y arrête.
Pour aller plus loin :
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