La fournaise de la canicule les obligeait à rechercher la fraîcheur du matin sous le grand caroubier qui trônait seul, au coin de cette place carrée qui servait de lieu de prière pour les habitants du quartier indigène.
C'était là qu'ils s'installaient en été. Chacun ramenait de chez lui une natte qu'il étendait à même le sol,à l'ombre de cet arbre centenaire .Parmi ce groupe de vieux qui farnientaient , il y avait quelqu'un que nous tous,habitants de cette bourgade des hauts plateaux algériens écoutions, respections et lui vouions une admiration sans bornes C'était le plus âgé d'entre eux et le plus prolixe. Hadj Mbarek avait fait la première guerre mondiale .C'était un "poilu" qui avait fait Verdun .Tout le village le connaissait .On l'appelait Farda (Verdun) du nom de cette ville française qui a connu les affres de "La Grande Guerre"
Lorsqu'il commençait à raconter son Verdun, nous l'écoutions religieusement. On venait d'autres quartiers pour entendre cette voix rauque, cette voix de grand fumeur qui narrait l'apocalypse. " Oh gens de cette contrée, sachez que ce sont des dizaines d'hommes de ce village qui sont partis faire la guerre .Une guerre dans un pays lointain .Nous avions été embarqués dans des wagons à bestiaux jusqu'à la côte et de là nous avions été embarqués dans les cales d'un navire .
- Là bas dans ce pays froid nous vivions dans les tranchées .Nous grelottions de froid sous nos capotes trempées .Il y avait les poux .la faim,le manque de sommeil les obus et les balles de mausers qui s'abattaient sur nous …C'était l'enfer mes enfants ! Que Dieu vous préserve" .
On était admiratif devant cet homme qui avait su défier la mort, qui avait été décoré par un grand Maréchal , cet homme qui avait, d'après ses dires , montré une grande bravoure dans les moments où d'autres compagnons souhaitaient une blessure pour rejoindre l'hosteau tant la vie dans les tranchées était intenable…Manger une soupe froide et fade , se terrer dans des trous d'obus pour éviter la mort ,voir des camarades de tranchée mourir ,ne pas enlever ses godasses pendants plusieurs jours ,supporter le froid ,la soif ,la fatigue, voila tant de souffrances de privations qu'il a endurés…
Nous, les enfants du quartier nous avions notre séance avec notre héros …"Mes chers ,nous disait-il ,celui qui sort de Verdun ou de l'Indochine en vie est un miraculé. Il doit louer et glorifier Dieu toute le restant de sa vie. La guerre est une chose ignoble .Tuer ou se faire tuer, telle est sa redoutable logique. Mes enfants, ils sont nombreux les habitants de notre village qui sont partis pour les deux grandes guerres et l'Indochine et qui ne sont jamais revenus …"
Hadj mbarek ne sortait plus, ne racontait plus, n'était plus le héros .Une indicible peine se lisait sur ce visage basané. Il était toujours rasé de prés, avait toujours les souliers bien cirés, portait toujours des chemises blanches aux cols immaculés mais ce n'était plus le "Mbarek Farda "que nous connaissions…
Sa femme Lla Fatna avait vendu ses bijoux .Oui Khalti Fatna avait tout bradé .D'abord ses louis d'or, ensuite ses kholkhals, ces gros bracelets en argent .ensuite les grands plateaux de cuivre, puis les tapis de laine. Il ne restait dans la maison que le strict minimum. Ils se résignèrent à louer deux chambres et ne gardèrent que le salon et une petite cuisine …Ils n'ont pas eu d'enfant .Son voisin et compagnon d'armes qui a eu la chance d'avoir deux garçons s'en sort mieux que lui.
Malgré tout, Hadj Mbarek gardait toute sa dignité. Lorsque Lla fatna, sa fidèle compagne, lui ramenait son souper, un bol de riz ou de fayots, il souriait et lui disait "-Au crépuscule de ma vie, me revoilà comme à Verdun en train de laper une soupe insipide. Il ne manque plus que les obus. Oui ma chère amie, chaque jour apporte son lot de malheurs…Mes revenus rétrécissent comme une peau de chagrin. Je n'ai plus que la peau sur les os .Ils ont gelé ma pension. Ils appellent cela la cristallisation. Quel beau nom pour désigner une injustice! Pourrais-je tenir jusqu'au six du mois pour toucher cette pension de misère? Ah douce France pourrais-je jamais te pardonner?
- Oui Hadj ,lui rétorquait sa femme, nous vivons dans le dénuement total mais dans la dignité .Nous n'avons pas tendu la main, nous n'avons pas demandé l'aumône.
-Console toi ma chère , tu ne les vois pas, toi ,ces héros de La Somme de Dunkerque ou de Verdun raser les murs en attendant "le six" …
-Hadj, garde le sourire...C'est ta dernière arme. Contentons nous du peu que nous avons jusqu'à ce que la mort nous appelle…
-Oui, Dieu seul est juge, dit-il comme pour se consoler.