"Toute sa vie il avait clamé sa conviction qu’il était anormal, voire stupide, de mesurer nos émotions à la proximité géographique d’un événement. Quand le terrorisme frappe en plein Paris l’horreur sature les conversations. Jean-Louis se souvient qu’il était au concert de Bashung au Bataclan, il y a longtemps mais tout de même, et Mélanie raconte qu’elle a dîné au restaurant Casa Nostra moins d’une semaine avant la fusillade. L’un et l’autre en sont particulièrement bouleversés mais lui se cabre et n’hésite pas à perturber le consensus disant que l’horreur est
la même à Kaboul ou à Homs, que les blessés souffrent autant et que les morts ne sont pas moins morts d’être tombés au bout du monde. Il voit bien qu’il dérange, qu’il déplait à ses meilleurs amis, mais c’est ainsi il croit sincèrement que certaines vérité doivent être dites.
Et voilà qu’aujourd’hui un drame minuscule, un incident sans rien de remarquable, sans le moindre cadavre, vient bousculer sa conviction. Incapable d’une quelconque analyse il sent au fond de lui que la notion d’épicentre existe aussi pour les drames humains. C’est le point précis à partir duquel la violence se répand en ondes concentriques qui vont s’amoindrissant si bien que chaque personne heurtée par la vague est un peu moins blessée que la précédente. Il imagine même une distance critique, il aimerait beaucoup la mesurer, à partir de laquelle le réel se transforme en fiction. Un meurtre au Népal est une péripétie de roman policier, dans ma rue ou dans ma maison c’est une balle qui siffle à mes oreilles, c’est mon sang répandu sur le sol, ma vie qui brusquement vacille."